Raspoutine

Raspoutine est l’indestructible chat roux du Gambetta nîmois.

Il y a fort à parier que l’on trouve dans toutes les villes de France un quartier Gambetta. Et ici, car « nous y sommes en plein », comme l’on dit à Nîmes, il y a des humains, des rats, des oiseaux, des chats et surtout, il y a Raspoutine.

Un couple qui habitait juste à côté de Michelle et Philippe a déménagé, « oubliant » Raspoutine et sa compagne d’infortune, une minette nommée Fifi.

Raspoutine est à cette époque un jeune chat roux à poils longs et sa queue en toupet apporte le panache qui sied à son caractère : il est indépendant et refuse de refaire confiance aux humains. Déçu il est, déçu il reste, et puisque l’on ne veut plus de lui, il ne veut plus des Hommes non plus.
Il explore les environs, apprend à faire attention aux voitures, drague les minettes en chaleur et se bat avec ses concurrents, mange aux différentes gamelles trouvées ici et là. 
Il est libre et reste cependant attaché, en bon félin, à son bout de toit contigu à la terrasse de Michelle et Philippe. Il vient y manger régulièrement, voit les petits de sa compagne grandir, mais garde la distance avec ses nourrisseurs, aussi sympathiques et attentionnés soient-ils. Oui, parce qu’il faut préciser quelques points : Michelle et Philippe ont vu un jour débarquer Fifi avec sa ribambelle de chatons, ont adopté la famille complète et ont essayé d’attirer Raspoutine pour lui offrir leur foyer. Ce fut peine perdue, car le minet préférait sa liberté, son indépendance et la vie de bohème, au grand dam du couple, qui proposait les mets et les croquettes les plus raffinés pour lui plaire et le convaincre.
Philippe lui construisit un abri avec un système permettant de lui donner à manger sans l’effrayer et Raspoutine laissait échapper à son corps défendant des signes évidents de satisfaction. Mais cela ne durait pas et une fois reposé et rassasié, il repartait vérifier que sur son territoire, aucun autre félin mâle en âge de procréer n’avait eu l’audace de poser l’ombre d’une patte.

5 ans, 10 ans…


Les années passaient, les jeunes mâles devenaient curieusement plus forts que lui et le laissaient avec des plaies. Des chiens lui couraient après et mordaient sa queue. La vie dans la rue n’apportait plus le même lot qu’autrefois et les ennuis devenaient plus présents.
Sa fourrure accusait le coup et même s’il acceptait de temps en temps d’être soigné de loin par Michelle, il repartait dès que son état le lui permettait de nouveau. 

Il devint un brin déplumé au fil des années, mais cela n’affectait pas son aplomb. Les habitants du quartier le connaissaient, le croisaient dans les ruelles à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit, et comprenaient en croisant son regard qu’ils avaient la chance d’habiter chez lui. Raspoutine habitait pleinement Gambetta et Gambetta veillait discrètement sur Raspoutine.

Quatorze ans passèrent. 

Devenu un brin hors jeu, Raspoutine ne faisait plus la loi dans la colonie féline et sa place était celui du patriarche respecté, mais évité. Il continuait à faire ses tours, à manger à tous les rateliers, disparaissait d’un coin quelques jours pour revenir l’air de rien. 
Son poil était à présent terne et piqué, sa queue était devenue un zigzag rapé et poussiéreux et il marchait mal. Le voisinage se mobilisa et tout le monde fut aux aguets. On se disait quand et où on l’avait vu, et surtout dans quel état. Michelle réussit de nouveau à le kidnapper, on trouva des antibiotiques. Tous étaient inquiets et croisaient les doigts pour lui, tant sa santé était préoccupante. Le grand respect de Michelle pour ce caractère entier et fier fut sûrement ce qui l’aida à guérir. Et un jour, sur ses quatre pattes devenues bien fines, il repartit explorer encore et encore ses recoins préférés. 

2020, 15 ans.

Raspoutine est très maigre et marche mal, on sent qu’il fatigue. Les amoureux des chats se font de nouveau du souci et tout le monde essaye de l’aider, sans grand succès, car il semble qu’il ne reconnaisse que Michelle comme personne de confiance. Et justement, Michelle s’inquiète, car il ne vient plus à sa gamelle privée, sur les toits. Il joue un peu à cache-cache avec elle et les voisins l’informent de son état, ce qui n’est pas pour la rassurer. On l’a vu marcher dans la rue en urinant en même temps, le poil trempé, la démarche mécanique. Il a un regard particulier et semble ne pas bien voir. Michelle l’attend sur sa terrasse, présentant de tout pour l’attirer : de la viande fraîche, des sachets, des boîtes, tout y passe.
Enfin, il vient et sans coup férir, Michelle le capture à la main et l’installe dans sa salle de bain, à l’abri de ses propres minets.
Avec des trésors de patience et de douceur, elle peut l’approcher, mais il reste fidèle à lui-même et n’hésite pas à jouer de la dent et de la griffe s’il se sent envahi. Une visite chez le vétérinaire confirme sa cécité, un état général dégradé et en espérant le sortir de là de nouveau, on le soigne, puisqu’il montre toujours un bon appétit.
Une semaine passe. Raspoutine ne quitte pas son panier et urine sous lui, ne se levant que pour manger. Le laver pour éviter les irritations n’est qu’un pis aller et n’est pas très bien perçu par le pépère, malgré toute la douceur des manipulations. Il prend des antalgiques et offre tout de même une tête de grognon, des oreilles basses et n’apprécie que très peu les timides caresses. Seule Michelle a droit à son ronronnement discret, car faible.
Le point est fait de nouveau avec le vétérinaire et les voisins, et la décision est prise de l’aider à rejoindre les étoiles.
Cela peut paraître joli, dit comme cela : « rejoindre les étoiles ». Abréger les souffrances. Euthanasier. Soulager. Tous ceux qui ont dû prendre la décision pour leur compagnon à quatre pattes savent combien c’est difficile de le dire, de se le dire : on va arrêter là, parce qu’il souffre, parce qu’il n’a plus de plaisir à vivre, parce que ce n’est plus possible. Et nous tous qui avons dû passer par là un jour, devrons vivre avec ces questions : « Est-ce que c’était le bon moment ? Est-ce que cela n’était pas trop tôt ? Trop tard ? »

Raspoutine, Michelle et sa voisine ont donc été chez le vétérinaire et si un seul petit cœur s’est arrêté de battre, il faut savoir qu’il a, au même instant, rempli de larmes celui des trois humains qui étaient là.

C’était un chat libre dans toute sa splendeur, par son histoire, son caractère et sa magnifique robe rousse. Raspoutine était son nom.

Hélène – Mai 2020

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